Rivages et pillages : Tidal Memory Exo

19 juin 2024

Le 10 mai s'est échoué sur les côtes britanniques un album surprenant. Mélange de sonorités ultra industrielles et de basses engloutissantes, le dernier projet d'Iglooghost Tidal Memory Exo nous fait entrer dans un univers fascinant. Habitué du worldbuilding (création d'univers) dans ses projets, le producteur ne déroge pas à la règle : enfilez vos bottes, on part explorer les vestiges d'un monde perdu.

Tidal Memory Exo

Iglooghost
10 mai 2024

Cover : Igor Pjörrt
Tidal Memory Exo

La tempête avant le calme

Pour pouvoir créer un monde riche autour de l'album, Iglooghost a créé un lore (histoire) qui se développe à la fois dans la musique, mais aussi et surtout sur un site web dédié et des visuels, révélés sur les réseaux sociaux.

Le lore de l'album commence suite à des orages magnétiques qui frappent une côte britannique, isolant la population littorale. Simultanément, des déchets, artefacts et fossiles inconnus se retrouvent échoués sur les plages. Une communauté de "drifters" (littéralement "vagabonds", "à la dérive") se forme, vivant en isolation – ils pillent les débris, et produisent de la musique à partir de technologies oubliées et rapiécées. Ainsi, toute une esthétique se crée, comme une sorte de cyberpunk paléolithique : les machines futuristes deviennent reliques, les robots des fossiles et les mégapoles des plages désertes.

Cette ambiance est non seulement présente sur la cover, dépeignant l'artiste en train de mixer au cœur d'une mer houleuse avec un équipement rouillé et primitif, mais également dans la musique et dans le site web dédié à l'album. Le site offre une fenêtre interactive sur le monde de Tidal Memory Exo ; on y retrouve des forums permettant à des utilisateurs fictifs d'échanger leurs pépites musicales clandestines, de vendre les bizarreries qu'ils trouvent échouées, ou d'émettre des théories sur ces artefacts.

Images d'objets vendus sur le site : statuettes, fossiles, coquillages, gravures, corail, etc.

Sur le site, on retrouve une mystérieuse vidéo qui présente la "Pr0t0 Theory", un mythe circulant parmi les drifters expliquant les évènements étranges observés. Dans des temps immémoriaux, il existait une civilisation de trilobites – des arthropodes marins préhistoriques. Ils créèrent des technologies primitives et une religion, adorant des petites créatures volantes dénommées "Memrees". Un jour, des parasites nommés "Algyums" infectèrent les trilobites, et restèrent en gestation dans leurs fossiles ; ces parasites éclosent maintenant sous la forme de monstres titanesques qui éjectent des produits toxiques dans les océans. La prophétie indique alors que des œufs s'échoueront sur les plages, et des Memrees en sortiront pour combattre les Algyums.

Un Algyum adulte détruisant la tour de diffusion de Chlorine•FM, une radio locale.

Ce sont ces produits chimiques, émis par les Algyums, qui font perdre la raison aux habitants de la côte, les faisant délirer et inventer une musique toujours plus corrosive et brutale. Ils vivent dans des bunkers ensablés, se pillent mutuellement et fouillent la plage à la recherche de reliques à vendre. Des genres musicaux fictifs se créent, parodiant les noms de genres réels, nous donnant ainsi la sporestyle, trench wave ou encore la tektonikore. Des artistes sont aussi inventés, comme "Bivalve31" ou le duo "Cyst" que l'on retrouve en featuring sur "Spawn01", renforçant les liens entre l'album et le lore.

Iglooghost est lui-même un personnage de cet univers ; il poste notamment sur le forum fictif, essayant de présenter sa musique aux autres drifters – c'est un artiste mineur de la scène locale, nommée la Tidal Scene (littéralement "scène des marées").

Just wanted to check in here coz I haven’t posted here yet. I make tunes as Iglooghost & I been in town workin on an album for da past year. It’s called 'Tidal Memory Exo.'

Je passe juste dire bonjour ici parce que je n'ai pas encore posté ici. Je fais des sons sous le nom d'Iglooghost et je suis dans l'coin en train de bosser sur un album depuis l'année dernière. Il s'appelle 'Tidal Memory Exo.'

Le décor est posé et les mots d'ordre sont donnés : fossiles, toxines et marées. On peut maintenant se plonger dans la musique.

Musique lithique

Si cet univers vous plaît, vous serez ravi d'apprendre qu'il se retranscrit parfaitement dans la musique. Des drums saturées et hyperactives ainsi que des basses telluriques viennent rythmer l'album, avec également des performances vocales d'Iglooghost. Les paroles que l'on entend sont courtes et disparates, utilisées plus comme instrument par moment, comme c'est le cas dans "Geo Sprite Exo". Dans d'autres morceaux comme "flux•Cocoon", on a le droit à des couplets plus rappés mais toujours aussi cryptiques :

Been up in the bleak when I crept back Digging at a wound, I'ma get that Acrylic in a crack like a chipped nail Fidget in the black, rig a big veil

J'étais faible quand je suis revenu en rampant,
creusant une plaie, je vais l'obtenir,
acrylique dans une fissure comme un ongle abîmé,
agité dans le noir, monte un grand voile.

Les paroles chaotiques se font parfois engloutir par la musique, venant flouter une production déjà très dense. Elles ajoutent cependant une couche de mystère à l'album et aident à rappeler le lore qui se cache derrière.

Un Memree

En effet, l'histoire de l'album se cache derrière ces paroles si confuses ; on a par exemple l'histoire de comment les parasites infectent les trilobites, dans "Alloy Flea", ou encore le combat entre Memrees et Algyums dans "Pulse Angel" et "Germ Chrism", tout deux accompagnés d'une production stridente et métallique dont on ne se lasse pas. La musique semble d'ailleurs indiquer que les Memrees finissent par gagner, avec des chants angéliques qu'on entend vers la fin de "Dewdrop Signal". Ces chants et mélodies plus harmonieuses rappellent le précédent projet de l'artiste Lei Line Eon, qui était complètement opposé à celui-ci, avec des thèmes plutôt lumineux, là où Tidal Memory Exo est agressif et sombre.

Œuf de Memree

Iglooghost vient de finir une tournée ; l'histoire de l'album s'y prolonge, avec un décor assorti, et entre autres des œufs et une stèle gravée qui donnent vie à cet univers géologique. Voir un univers qui au départ est purement digital prendre vie montre le niveau de rigueur porté par l'artiste dans la création de ce monde.

Mémoire des marées

Tidal Memory Exo se marque clairement comme un des albums les plus marquants de cette première moitié de l'année – la musique est unique et raffinée, l'univers et les visuels qui l'accompagnent m'ont fascinée. Je vous recommande chaudement d'aller vous promener sur le site pour en apprendre plus, et d'aller écouter l'épisode du podcast No Tags où Iglooghost parle du projet.

C'est un projet à l'identité forte, qui réussit son pari de proposer un worldbuilding multi-média cohérent et complet tout en restant dans la subtilité. Je vous invite à vous y plonger, en attendant de voir dans quel monde Iglooghost s'aventurera pour la suite !