Les albums narratifs sont souvent un pari risqué; soit trop linéaires, soit pas assez personnels, ils sont un véritable défi de création pour les artistes. Rares sont celles et ceux qui parviennent à en faire un de réellement marquant. Une chose est sûre cependant, Wallsocket d'underscores fait partie de ces albums iconiques, qui s'améliorent à chaque écoute et qui s'avèrent cacher un second sens. Après exactement 5 mois de teasing, quelques singles et un ARG (une sorte de jeu a pistes mêlant l'univers fictif et la réalité) mystérieux, ce projet hyperpop de 12 titres est paru, le 22 septembre 2023. 54 minutes de titres à la fois dansants et tristes, c'est une véritable bombe qui s'inscrit dans les albums immanquables de 2023, et un des travaux les plus aboutis de l'artiste. À la première écoute, on semble déceler une histoire et des thèmes récurrents au cours du projet, cependant quand on en gratte la surface on tombe sur une vraie mine de symbolique – mais que cache cet album ?
L'album nous plonge à Wallsocket, un village fictif du Michigan. C'est un petit village typiquement américain, tranquille, qui vit de l'élevage de chevaux. Ce monde, nous y sommes d'abord initiés au travers d'une annonce de projet, ainsi qu'un ARG : plusieurs sites avaient été créés pour émuler l'existence du village. On a ainsi eu droit à un site pour le gouvernement local, une pizzeria, un marché, etc. On y découvre un village paisible, où rien ne vient interrompre un quotidien banal... en tout cas, c'est ce qui se dit. Bref, le décor est posé.
Un jour, un accident a lieu : l'agent d'une banque locale puisait dans les comptes de clients morts, échappant à la suspicion de tous. L'illusion de calme est rompue, et on découvre alors les troubles des habitants du village dont personne ne se doutait. L'album se concentre alors sur trois filles, leurs problèmes, leur évolution, leur fin : S*nny, Mara et old money bitch.
S*nny est une jeune religieuse, qui souffre de dysphorie de genre – le corps qu'elle a reçu à la naissance ne correspond pas au genre auquel elle s'identifie. On l'apprend d'abord pendant le titre "Duhhhhhhhhhhhhhhhhh", où elle essaye de réconcilier ces deux parties fondamentalement opposées de sa personnalité, une opération qui semble perdue d'avance. Elle en veut à son Dieu, et à elle-même – c'est un morceau poignant qui mélange parfaitement des mélodies tristes avec des sursauts de colère. Elle peine à accepter sa transidentité, mais une fois que c'est le cas cette facette de sa personne devient incontestable. Cette évidence est retranscrite dans le titre, "duh". Ce sentiment d'évidence, presque ironique, à la réalisation de sa transidentité touche de par son réalisme, illustrant une expérience souvent partagée au sein de la communauté transgenre.
"Geez louise" est le deuxième morceau abordant ce sujet – il a pour thème le colonialisme et le genre. On y retrouve une S*nny parlant des problèmes qu'elle vit dans une société qui la persécute pour ce qu'elle est. underscores et henhouse! ont certainement utilisé leur vécu pour écrire ce texte – underscores est elle-même transgenre et a des racines philippines, tout comme S*nny. À travers cette chanson, S*nny exprime son désespoir face à une discrimination injustifiée, soulignant sa propre humanité – elle n'est pas si différente des autres :
He's just like me, she's just like me, they're just like me
Le morceau "Geez louise" est divisé en trois parties très contrastées. La première partie est chantante, et S*nny y accuse la société, comme nous l'avons vu précédemment. Elle finit cependant par abandonner, et s'ensuit alors une deuxième partie beaucoup plus mélancolique qui se conclut en douceur avec une répétition : "We don't have to talk about it" ("Nous n'avons pas besoin d'en parler"). On peut ignorer les problèmes dont S*nny se plaint, et faire comme si de rien n'était. Le morceau nous montre cependant que cet échapatoire ne nous avance point, car de tels problèmes finissent toujours par refaire surface. Dans la troisième et dernière partie de Geez louise, notre personnage ne peut plus contenir sa rage et laisse retentir un dernier cri, tandis que la chanson s'achève en un crescendo retentissant.
Le grooming consiste à manipuler une personne mineure pour l'amener à des actes sexuels. C'est un des sujets plus délicats qui est également abordé dans l'album : S*nny en est victime, et est manipulée par un homme bien plus âgé qu'elle, comme on l'apprend dans "Johnny johnny johnny". Dans le morceau à l'air de comptine, la jeune fille explique sa rencontre avec un homme qui l'intéresse et qui la fait se sentir elle-même. Des indices semblent déjà indiquer que cette romance est malsaine, mais ce n'est qu'à la fin du dernier couplet que l'on comprend la gravité de la situation :
'Cause when I was eleven years old, I just wanted to be pretty And when Johnny was eleven, huh, I hadn't even been born
C'est un morceau qui touche un sujet sensible, et qui le fait sur un ton presque joyeux, ce qui met indéniablement mal à l'aise à la première écoute. On se sent coupable en bougeant la tête, et ce contraste entre le thème et la musique est percutant.
L'histoire de S*nny se finit dans "Good luck final girl" ("Bonne chance dernière fille") en quittant ce village qui l'a fait souffrir. Il y a une réelle évolution du personnage, elle sait qu'elle n'a plus besoin du regard des autres comme c'était le cas avec Johnny.
Le deuxième personnage de l'album est Mara, qui est amoureuse de S*nny au point de l'obsession. On l'apprend dans "Locals (Girls like us)" ("Riverains (Les filles comme nous)"), où leur relation est décrite. On y entend Mara dire qu'elle a repris un quizz des centaines de fois pour avoir le même résultat que son amie... qui ignore son existence. Cette dernière – S*nny – prend alors la parole pour dire qu'elle le sait, et refuse catégoriquement de l'approcher.
Ce rejet affecte beaucoup Mara, comme on l'entend dans le morceau "You don't even know who I am" ("Tu ne sais même pas qui je suis"), où elle énumère ce qu'elle sait de S*nny. C'est un morceau poignant, renforcé par le sample qui se répète en fond : "Everybody has bad days, don't worry" ("Tout le monde a des mauvaises journées, t'en fais pas"). Cette répétition, avec la voix tirée de Dance Dance Revolution qui est sourde à ses plaintes, montre la solitude qu'elle ressent. La réponse donnée par le sample est automatique et sonne faux, vide de sincérité : personne d'autre n'est là pour l'aider. C'est un de mes sons préférés de l'album, et il montre la versatilité d'underscores, qui maîtrise à la fois des mélodies pop ou hyperpop, joyeuses ou tristes, colériques ou désespérées, avec une impressionnante aisance. "You don't even know who I am" représente d'ailleurs parfaitement la démarche voulue par l'artiste pour la composition de l'album, s'éloignant de ses précédents projets aux sonorités beaucoup plus "hyperpop" :
My challenge for this album was writing the songs acoustically first and adding production afterwards.
Cette démarche de l'artiste donne également tout son sens au décor du projet, Wallsocket. C'est un village rural, ce qui va de pair avec ces sonorités acoustiques et plus "brutes" que l'on retrouve tout au long de l'album.
Malgré la distance que S*nny imposait a Mara, celles-ci finissent par se rapprocher, suite au morceau "Seventyseven dog years" ("Soixante-dix-sept années de chien") où elles parlent de leurs problèmes. Cependant, ce rapprochement fait réaliser quelque chose à Mara : la personne par laquelle elle est obsédée n'est peut être pas ce qu'il lui faut. Dans le morceau suivant, "Uncanny long arms" ("Bras étrangement longs"), elle se réveille avec des bras plus longs que d'habitude, allégorie de ce rapprochement qui lui permet d'atteindre ce qui était inatteignable jusqu'à présent : S*nny.
And I had this crazy feeling that nothing was out of reach anymore (Anymore) And I had a terrible feeling I could touch you from over here
Elle regrette donc ce changement, et finit par se faire rétrécir les bras, comme nous l'apprenons dans l'ARG et comme le dernier couplet du morceau le laisse sous-entendre. Ce changement dans sa relation avec S*nny, qui s'est manifesté physiquement, est aussi soigné dans le monde réel. On en déduit qu'il y a également eu un changement dans leur relation, et Mara a sans doute fini par s'éloigner de son plein gré de S*nny. Il faut qu'elle abandonne ses obsessions si elle veut aller mieux. C'est un morceau très fort, qui parle d'envie et de regret, et dont les refrains interprétés par Jane Remover continuent à m'émouvoir au fil des écoutes.
Old money, ou "vieil argent", est le concept de l'argent hérité sur plusieurs générations, généralement au sein d'une classe aristocratique. La old money bitch ("pétasse d'héritière") est ainsi le troisième et dernier personnage principal de l'album. Elle n'a pas de nom, et on ne la connaît qu'à travers cette appellation. On apprend pendant "Locals (Girls like us)" que celle-ci semble être arrivée à Wallsocket récemment, pour fuir de possibles problèmes ou responsabilités, et essaye de s'incorporer à la vie du village.
Ce surnom superficiel est une fausse piste, cachant en réalité un personnage beaucoup plus approfondi qu'il ne le laisse paraître. Dans "Shoot to kill, kill your darlings" ("Tire pour tuer, tuer tes chéris"), on apprend que la old money bitch a un ami proche qui veut rejoindre l'armée. À chaque couplet du morceau, elle essaye de le convaincre de ne pas partir, sans succès. Elle est profondément apathique, et cette apathie se dresse comme un mur entre elle et son ami – elle n'arrive pas à se mettre à sa place, et ne réussit donc ni à accepter son choix, ni à le convaincre de rester. La fin du morceau le montre, de façon très directe : on entend un armement, une détonation, et un sifflement aigu, tandis que la chanteuse répète "I just don't want you to die" ("J'ai juste pas envie que tu meures"). C'est une fin qui donne des frissons dans le dos, et qui retranscrit superbement le désespoir du personnage, qui implore et arrive à bout de forces, exténué. La conclusion sur son ami est claire, celui-ci est parti au front, et y est sans doute mort.
Suite au départ de son bon ami, la old money bitch contemple le suicide, avec le morceau "Horror movie soundtrack" ("Bande-son de film d'horreur"). Ce morceau est lent, presque silencieux, alors qu'il cache quelque chose de très fort et violent. La chanson atteint son paroxysme avec la répétition de "You won't get away with this" ("Tu ne t'en sortiras pas comme ça", ou "Vous ne vous en sortirez pas comme ça") à la fin, où elle accuse quelqu'un. La formulation de la phrase, sans sujet explicite, est mystérieuse : qui accuse-t-elle ? Son ami, l'armée qui l'a recruté, peut-être ses proches, pour ne pas avoir agi contre son vœu ? Ce puissant morceau montre les conséquences de l'apathie et de la solitude; la old money bitch n'a plus personne et contemple la mort, son ami s'est fait dévorer par la machine de destruction qu'est la guerre.
Une autre interprétation du morceau est également possible : plutôt que de vouloir se tuer, la old money bitch préparerait un attentat à l'arme à feu contre son école. Cela expliquerait par exemple la phrase "Ready your arms, fire at will" ("Prépare tes armes, feu à volonté"), et renforcerait l'apathie du personnage. Dénuée de compassion, elle chercherait la vengeance contre ceux qu'elle perçoit coupables du départ de son ami. Le "Vous ne vous en sortirez pas comme ça" prend alors un nouveau sens.
Tout ne finit pas mal cependant. Dans le son d'outro, on apprend que la old money bitch a annulé son suicide ou le massacre qu'elle comptait faire. Elle n'en oublie pas moins son ami, qui n'a pas eu la chance de survivre.
I'm postponing my suicide indefinitely There's horseshoes in his pockets, hand grenades in his spleen
Ainsi, malgré son apparence trompeuse, old money bitch s'avère être un des protagonistes les plus intéressants de l'œuvre qu'est Wallsocket. On y découvre un personnage tragique, auquel on peut s'identifier facilement – on a tous déjà perdu un ami, on s'est tous déjà senti seul.
À travers ce formidable album, on a suivi l'évolution mouvementée de trois personnages, les liens qui les unissent et leurs problèmes. S'éloignant des précédentes sorties plus hyperpop de l'artiste, le paysage rural qui y est dépeint aborde de nombreux sujets, allant de la dysphorie de genre à l'obsession et la solitude. Cette palette d'émotions est un des plus grand atouts du projet, puisque quiconque peut y trouver son compte. Je vous recommande très sincèrement Wallsocket, un des albums qui aura marqué mon année ! J'ai également eu l'opportunité d'assister au concert d'underscores à Londres fin novembre, et c'était un des shows les plus mémorables de 2023 selon moi – si un jour vous en avez la chance, allez la voir en live ! Je tiens également à remercier SP (@spowell100) pour sa rétrospective sur l'album, qui a été grandement utile à la rédaction de cet article. Jetez y un coup d'œil si cet article vous a plu, il parle de l'album avec beaucoup plus de profondeur !
Rétrospective de Wallsocket par SP : https://twitter.com/spowell100/status/1730648043425267778, [consulté le 04/12/2023].